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The Principal Navigations, Voyages, Traffiques and Discoveries of the English Nation Volume X Part 8

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J'y vis Eugene IV, Venitien, qui venoit d'etre elu pape.[Footnote: On va voir que la Brocquiere sort.i.t de Rome le 25 Mars, et Eugene avoit ete elu dans les premiers jours du mois.] Le prince de Salerne lui avoit declare la guerre. Celui-ci etoit un Colonne, et neveu du pape Martin.[Footnote: Martin V, predecesseur d'Eugene, etoit de la maison des Colonne, et il y avoit inimitie declaree entre cette famille et celle des Ursins. Eugene, des qu'il se vit etabli sur le Saint-Siege, prit parti entre ces deux maisons. Il se declara pour la seconde contre la premiere, et sur-tout contre ceux des Colonne, qui etoient neveux de Martin. Ceux ci prirent les armes et lui firent la guerre.]

Je sortis de Rome le 25 Mars, et pa.s.sant par une ville du comte de Thalamone, parent du cardinal des Ursins, par Urbin; par la seigneurie des Malatestes, par Reymino (Rimini), par Ravenne, qui est aux Venitiens, je traversai trois fois le Po (trois branches de l'embouchure du Po), et vins a Cloge (Chiosa), ville des Venitiens qui autrefois avoit un bon port, lequel fut detruit par eux quand les Jennevois (Genois) vinrent a.s.sieger Venise. [Footnote: Jennevois ou Gennevois. Les auteurs de ce temps appellent toujours ainsi les Genois. Je n'emploierai desormais que cette derniere denomination, l'autre etant aujourd'hui exclusivement consacree aux habitans de Geneve.] Enfin, de Cloge je me rendis a Venise, qui en est distante de vingt-cinq milles.

Venise, grande et belle ville, ancienne et marchande, est batie au milieu de la mer. Ses divers quartiers, separes par les eaux, forment des iles; de sorte qu'on ne peut aller de l'une a l'autre qu'en bateau.

On y possede le corps de sainte Helene, mere de l'empereur Constantin, ainsi que plusieurs autres que j'ai vus, et specialement plusieurs des Innocens, qui sont entiers. Ceux-ci se trouvent dans une ile qu'on appelle Reaut (Realto), ile renommee par ses fabriques de verre.

Le gouvernement de Venise est sage. Nul ne peut etre membre du conseil ou y posseder quelque emploi s'il n'est n.o.ble et ne dans la ville. Il y a un duc qui sans cesse, pendant le jour, est tenu d'avoir avec lui six des anciens du conseil les plus remarquables. Quand il meurt, on lui donne pour successeur celui qui a montre le plus de sagesse et le plus de zele pour le bien commun.

Le 8 Mai je m'embarquai, pour accomplir mon voyage, sur une galee (galere) avec quelques autres pelerins. Elle cotoya l'Esclavonie, et relacha successivement a Pole (Pola), Azarre (Zara), Sebenich (Sebenico) et Corfo (Corfou).

Pola me parut avoir ete autrefois une grande et forte ville. Elle a un tres-beau port. On voit a Zara le corps de ce saint Simeon a qui N. S. fut presente dans le temple. Elle est entouree de trois cotes par la mer, et son port, egalement beau, est ferme d'une chaine de fer. Sebenico appartient aux Venitiens, ainsi que l'ile et la ville de Corfou, qui, avec un tres-beau port, a encore deux chateaux.

De Corfou nous vinmes a Modon, bonne et belle ville de Moree, qu'ils possedent aussi; a Candie, ile tres-fertile, dont les habitans sont excellens marins et ou la seigneurie de Venise nomme un gouverneur qui porte le t.i.tre de duc, mais qui ne reste en place que trois ans; a Rhodes, ou je n'eus que le temps de voir la ville; a Baffe, ville ruinee de l'ile de Cypre; enfin a Jaffe, en la sainte terre de permission.

C'est a Jaffa, que commencent les pardons de ladite sainte terre. Jadis elle appartint aux chretiens, et alors elle etoit forte; maintenant elle est entierement detruite, et n'a plus que quelques cahuttes en roseaux, ou les pelerins se retirent pour se defendre de la chaleur du soleil. La mer entre dans la ville et forme un mauvais havre peu profond, ou il est dangereux de rester, parce qu'on peut etre jete a la cote par un coup de vent. Elle a deux sources d'eau douce, dont l'une est couverte des eaux de mer quand le vent de Ponent souffle un peu fort. Des qu'il debarque au port quelques pelerins, aussitot des truchemens et autres officiers du soudan [Footnote: C'est du Soudan d'Egypte, qu'il s'agit ici. C'etoit a lui qu'obeissoient alors la Palestine et la Syrie. Il en sera souvent mention dans le cours du voyage.] viennent pour s'a.s.surer de leur nombre, pour leur servir de guides, et recevoir en son nom le tribut d'usage.

Rames (Ramle), ou nous nous rendimes de Jaffe, est une ville sans murailles, mais bonne et marchande, sise dans un canton agreable et fertile. Nous allames dans le voisinage visiter ung village ou monseigneur saint Georg fu martirie; et de retour a Rames, nous reprimes notre route, et arrivames en deux jours en la sainte cite de Jherusalem, ou nostre Seigneur Jhesu Crist recut mort et pa.s.sion pour nous.

Apres y avoir fait les pelerinages qui sont d'usage pour les pelerins, nous fimes ceux de la montagne ou Jesus jeuna quarante jours; du Jourdain, ou il fut baptise; de l'eglise de Saint-Jean, qui est pres du fleuve; de celle de Sainte-Marie-Madelaine et de Sainte-Marthe, ou notre Seigneur ressuscita le Ladre (Lazare); de Bethleem, ou il prit naissance; du lieu ou naquit Saint-Jean-Baptiste; de la maison de Zacharie; enfin de Sainte-Croix, ou crut l'arbre de la vraie croix: apres quoi nous revinmes a Jerusalem.

Il y a dans Bethleem des cordeliers qui ont une eglise ou ils font le service divin; mais ils sont dans une grande sujetion des Sarrasins. La ville n'a pour habitans, que des Sarrasins et quelques chretiens de la ceinture. [Footnote: L'an 235 de l'hegire, 856 de l'ere chretienne, le calife Motouakkek astreignit les chretiens et les Juifs a porter une large ceinture de cuir, et aujourd'hui encore ils la portent dans l'Orient. Mais depuis cette epoque les chretiens d'Asie, et specialement ceux de Syrie, qui sont presque tous Nestoriens ou Jacobites, furent nommes chretiens de la ceinture.]

Au lieu de la naissance de sainte Jean Baptiste, on montre une roche qui, pendant qu'Herode persecutoit les innocens, s'ouvrit miraculeus.e.m.e.nt en deux. Sainte Elisabeth y cacha son fils; aussitot elle se ferma, et l'enfant y resta, dit-on, deux jours entiers.

Jerusalem est dans un fort pays des montagnes, et c'est encore aujourd'hui une ville a.s.sez considerable, quoiqu'elle paroisse l'avoir ete autrefois bien davantage. Elle est sous la domination du soudan; ce qui doit faire honte et douleur a la chretiente. Il n'y a de chretiens Francs que deux cordeliers qui habitent au Saint-Sepulcre, encore y sont ils bien vexes des Sarrasins; et je puis en parler avec connoissance de cause, moi qui pendant deux mois en ai ete le temoin.

Dans l'eglise du Sepulcre se trouvent aussi d'autres sortes de chretiens: Jacobites, Ermenins (Armeniens), Abecins (Abyssins), de la terre du pretre Jehan, et chretiens de la ceinture; mais de tous ce sont les Francs qui eprouvent la sujetion la plus dure.

Apres tous ces pelerinages accomplis, nous en entreprimes un autre egalement d'usage, celui de Sainte-Catherine au mont Sina; et pour celui-ci nous nous reunimes dix pelerins: messire Andre de Thoulongeon, messire Michel de Ligne, [Footnote: On sait que le nom de messire ou de monseigneur etoit un t.i.tre qu'on donnoit aux chevaliers.] Guillaume de Ligne son frere, Sanson de Lalaing, Pierre de Vaudrey, G.o.defroi de Thoisi, Humbert Buffart, Jean de la Roe, Simonnet (le nom de la famile est en blanc), et moi. [Footnote: Ces noms, dont le cinq premiers sont ceux de grands seigneurs des etats du duc de Bourgogne, attestent que plusieurs personnes de la cour du duc s'etoient reunies pour le voyage d'outremer, et ce sont probablement celles qui s'embarquerent a Venise avec notre auteur, quoique jusqua present il ne les ait pas nommees. Toulongeon, cette meme annee 1432, fut cree chevalier de la toison d'or; mais il ne recut pas l'ordre, parce qu'il etoit pelerin et qu'il mourut en route.]

Pour l'instruction de ceux qui, comme moi, voudroient l'entreprendre, je dirai que l'usage est de traiter avec le grand trucheman de Jerusalem; que celui-ci commence par percevoir un droit pour le soudan et un autre pour lui, et qu'alors il envoie prevenir le trucheman de Gaza, qui a son tour traite du pa.s.sage avec les Arabes du desert. Ces Arabes jouissent du droit de conduire les pelerins; et comme ils ne sont pas toujours fort soumis au soudan, on est oblige de se servir de leurs chameaux, qu'ils louent a deux ducats par bete.

Le Sarrasin qui remplissoit alors l'emploi de grand trucheman se nommoit Nanchardin. Quand il eut recu la reponse des Arabes, il nous a.s.sembla devant la chapelle qui est a l'entree et a la gauche de l'eglise de Saint Sepulcre. La il prit par ecrit nos ages, noms, surnoms et signalemens tres-detailles, et en envoya le double au grand trucheman du Caire. Ces precautions ont lieu pour la surete des voyageurs, afin que les Arabes ne puissent en retenir aucun; mais je suis persuade qu'il y entre aussi de la mefiance, et qu'on craint quelque echange ou quelque subst.i.tution qui fa.s.se perdre le tribut.

Prets a partir, nous achetames du vin pour la route, et fimes notre provision de vivre, excepte celle de biscuit, parce que nous devions en trouver a Gaza. Nanchardin nous fournit, pour notre monture et pour porter nos provisions, des anes et des mulets. Il nous donna un trucheman particulier, nomme Sadalva, et nous partimes.

Le premier lieu par lequel nous pa.s.sames est un village, jadis beaucoup plus considerable et maintenant habite par des chretiens de la ceinture, qui cultivent des vignes. Le second est une ville appellee Saint-Abraham; et situee dans la vallee d'Hebron, ou Notre Seigneur forma premierement Adam, notre premier pere. La sont inhumes ensemble Abraham, Isaac et Jacob, avec leurs femmes. Mais ce tombeau est aujourd'hui enferme dans une mosquee de Sarrasins. Nous desirions fort d'y entrer, et nous avancames meme jusqu'a la porte; mais nos guides et notre trucheman nous dirent qu'ils n'oseroient nous y introduire de jour, a cause des risques qu'ils courroient, et que tout chretien qui penetre dans une mosquee est, mis a mort, a moins qu'il ne renonce a sa foi.

Apres la vallee d'Hebron nous en traversames une autre fort grande, pres de laquelle on montre la montagne ou saint Jean Baptiste fit sa penitence. De la nous vinmes en pays desert loger dans une de ces maisons que la charite a fait batir pour les voyageurs, et qu'on appelle kan, et du kan nous nous rendimes a Gaza.

Gaza, situee dans un beau pays, pres de la mer et a l'entree du desert, est une forte ville, quoique sans fermeture aucune. On pretend quelle appartint jadis au fort Sanson. On y montre encore son palais, ainsi que les colonnes de celui qu'il abbatt.i.t; mais je n'oserois garantir que ce sont les memes.

Souvent les pelerins y sont traites durement, et nous en aurions fait l'epreuve sans le seigneur (le gouverneur), homme d'environ soixante ans et ne Chercais (Circa.s.sien), qui recut nos plaintes et nous rendit justice.

Trois fois nous fumes obliges de paroitre devant lui: l'une a raison de nos epees que nous portions; les deux autres pour des querelles que nous cherchoient les Moucres Sarrasins du pays.

Plusieurs de nous vouloient acheter des anes, parce que le chameau a un branle tres-dur qui fatigue extremement quand on n'y est pas accoutume. Un ane a Gaza se vendoit deux ducats; et les Moucres vouloient, non seulement nous empecher d'en acheter, mais nous forcer d'en louer des leurs, et de les louer cinq ducats chacun jusqu'a Sainte Catherine. Le proces fut porte devant le seigneur. Pour moi, qui jusque-la n'avois point cesse de monter un chameau, et qui me proposois de ne point changer, je leur demandai de m'apprendre comment je pourrois monter un chameau et un ane tout a la fois.

Le seigneur p.r.o.nonca en notre faveur, et il decida que nous ne serions obliges de louer des anes aux Moucres qu'autant que cela nous conviendroit.

Nous achetames les nouvelles provisions qui nous etoient necessaires pour continuer notre voyage; mais, la veille de notre depart, quatre d'entre nous tomberent malades, et ils retournerent a Jerusalem. Moi, je partis avec les cinq autres, et nous vinmes a un village situe a l'entre du desert, et le seul qu'on trouve depuis, Gaza jusqu'a Sainte Catherine. La messire Sanson de Lalaing nous quitta et s'en retourna aussi; de sort que je restai dans la compagnie de messire Andre (de Toulongeon), Pierre de Vaudrei, G.o.defroi (de Toisi) et Jean de la Roe.

Nous voyageames ainsi deux journees dans le desert, sans y rien voir absolument qui merite d'etre raconte. Seulement un matin, avant le lever du soleil, j'apercus courir un animal a quatre pattes, long de trois pieds environ, et qui n'avoit guere en hauteur plus qu'une palme. A sa vue nos Arabes s'enfuirent, et la bete alla se cacher dans une broussaille qui se trouvoit la. Messire Andre et Pierre de Vaudrey mirent pied a terre, et coururent a elle l'epee en main. Elle se mit a crier comme un chat qui voit approcher un chien. Pierre de Vaudrey la frappa sur le dos de la pointe de son epee; mais il ne lui fit aucun mal, parce qu'elle est couverte de grosses ecailles, comme un esturgeon. Elle s'elanca sur messire Andre, qui d'un coup de la sienne lui coupa la cou en partie, la tourna sur le dos, les pieds en l'air, et la tua. Elle avoit la tete d'un fort lievre, les pieds comme les mains d'un pet.i.t enfant, et une a.s.sez longue queue, semblable a celle des gros verdereaux (lezards verts). Nos Arabes et notre trucheman nous dirent qu'elle etoit fort dangereuse. [Footnote: D'apres la description vague que donne ici la Brocquiere, il paroit que l'animal dont il parle est le grand lezard appele monitor, parce qu'on pretend qu'il avert.i.t da l'approche du crocodile. Quant a la terreur qu'en avoient les Arabes, elle n'etoit point fondee.]

A la fin de la seconde journee je fus saisi d'une fievre ardente, si forte qu'il me fut impossible d'aller plus loin. Mes quatre compagnons, bien desoles de mon accident, me firent monter un ane, et me recommanderent a un de nos Arabes, qu'ils chargerent de me reconduire a Gaza, s'il etoit possible.

Cet homme eut beaucoup soin de moi; ce qui ne leur est point ordinaire vis-a-vis des chretiens. Il me tint fidele compagnie, et me mena le soir pa.s.ser la nuit dans un de leurs camps, qui pouvoit avoir quatre-vingts et quelques tentes, rangees en forme de rues. Ces tentes sont faites avec deux fourches qu'on plante en terre par leur gros bout a une certaine distance l'une de l'autre. Sur les deux fourches est posee en traverse une perche et sur la perche une grosse couverture en laine ou en gros poil.

Quand j'arrivai, quatre ou cinq Arabes de la connoissance du mien vinrent au devant de nous. Ils me descendirent de mon ane, me firent coucher sur un matelas que je portois, et la, me traitant a leur guise, ils me petirent et me pincerent tant avec les [Footnote: C'est ce que nous appelons ma.s.ser.

Cette methode est employee dans beaucoup de contrees de l'Orient pour certaines maladies.] mains que, de fatigue et de la.s.situde, je m'endormis et reposai six heures.

Pendant tout ce temps aucun d'eux ne me fit le moindre deplaisir, et ils ne me prirent rien. Ce leur etoit cependant chose bien aisee; et je devois d'ailleurs les tenter, puisque je portois sur moi deux cents ducats, et que j'avois deux chameaux charges de provisions et de vin.

Je me remis en route avant le jour pour regagner Gaza: mais quand j'y arrivai je ne retrouvai plus ni mes quatre compagnons, ni meme messire Sanson de Lalaing. Tous cinq etoient retournes a Jerusalem, et ils avoient emmene avec eux le truceman. Heureus.e.m.e.nt je trouvai un Juif Sicilien de qui je pus me faire entendre. Il fit venir pres de moi un vieux Samaritain qui, par un remede qu'il me donna, appaisa la grande ardeur que j'endurois.

Deux jours apres, me sentant un peu mieux, je partis dans la compagnie d'un Maure. Il me mena par le chemin de la marine (de la cote.) Nous pa.s.sames pres d'Esclavonie (Ascalon), et vinmes, a travers un pays toujours agreable et fertile, a Ramle, d'ou je repris le chemin de Jerusalem.

La premiere journee, je rencontrai sur ma route l'amiral (commandant) de cette ville. Il revenoit d'un pelerinage avec une troupe de cinquante cavaliers et de cent chameaux, montes presque tous par des femmes et des enfans qui l'avoient accompagne au lieu de sa devotion. Je pa.s.sai la nuit avec eux; et, le lendemain, de retour a Jerusalem, j'allai loger chez les cordeliers, a l'eglise du mont de Sion, ou je retrouvai mes cinq camarades.

En arrivant je me mis au lit pour me faire traiter de ma maladie, et je ne fus gueri et en etat de partir que le 19 d'Aout. Mais pendant ma convalescence je me rappelai que plusieurs fois j'avois entendu differentes personnes dire qu'il etoit impossible a un chretien de revenir par terre de Jerusalem en France. Je n'oserois pas meme, aujourd'hui que j'ai fait le voyage, a.s.surer qu'il est sur. Cependant il me sembla qu'il n'y a rien qu'un homme ne puisse entreprendre quand il est a.s.sez bien const.i.tue pour supporter la fatigue, et qu'il possede argent et sante. Au reste, ce n'est point par jactance que je dis cela; mais, avec l'aide de Dieu et de sa glorieuse mere, qui jamais ne manque d'a.s.sister ceux qui la prient de bon coeur, je resolus de tenter l'aventure.

Je me tus neanmoins pour le moment sur mon projet, et ne m'en ouvris pas meme a mes compagnons. D'ailleurs je voulois, avant de l'entreprendre, faire encore quelques autres pelerinages, et specialement ceux de Nazareth et du mont Thabor. J'allai donc prevenir de mon dessein Nanchardin, grand trucheman du soudan a Jerusalem, et il me donna pour mon voyage un trucheman particulier. Je comptois commerce par celui du Thabor, et deja tout etoit arrange; mais quand je fus au moment de partir, le gardien chez qui je logeois m'en detourna, et s'y opposa meme de toutes ses forces. Le trucheman, de son cote, s'y refusa, et il m'annonca que je ne trouverois dans les circonstances personne pour m'accompagner, parce qu'il nous faudroit pa.s.ser sur le territoire de villes qui etoient en guerre, et que tout recemment un Venitien et son trucheman y avoient ete a.s.sa.s.sines.

Je me restreignis done au second pelerinage, et messire Sanson de Lalaing voulut m'y accompagner, ainsi que Humbert. Nous laissames au mont de Sion messire Michel de Ligne, qui etoit malade. Son frere Guillaume resta pres de lui avec an serviteur pour le garder. Nous autres nous partimes le jour de la mi-aout, et notre intention etoit de nous rendre a Jaffa par Ramle, et de Jaffa a Nazareth; mais avant de me mettre en route, j'allai au tombeau de Notre Dame implorer sa protection pour mon grand voyage.

J'entendis aux cordeliers le service divin, et je vis la des gens qui se disent chretiens, desquels il y en a de bien estranges, selon nostre maniere.

Le gardien de Jerusalem nous fit l'amitie de nous accompngner jusqu'a Jaffa, avec un frere cordelier du couvent de Beaune. La ils nous quitterent, et nous primes une barque de Maures qui nous conduisit au port d'Acre.

Ce port est beau, profond et bien ferme. La ville elle-meme paroit avoir ete grande et forte; mais il n'y subsiste plus maintenant que trois cent maisons situees a l'une de ses extremites, et a.s.sez loin de la marine.

Quant a notre pelerinage, nous ne pumes l'accomplir. Des marchands Venitiens que nous consultames nous en detournerent, et nous primes le parti d'y renoncer. Il nous apprirent en meme temps qu'on attendoit a Barut une galere de Narbonne. Mes camarades voulurent en profiter pour retourner en France, eten consequence nous primes le chemin de cette ville.

Nous vimes en route Sur, ville fermee et qui a un bon port, puis Saette (Seyde), autre port de mer a.s.sez bon. [Footnote: Sur est l'ancienne Tyr; Saiette, l'ancienne Sidon; Barut, l'ancienne Berite.] Pour Barut, elle a ete plus considerable qu'elle ne l'est aujourd'hui; mais son port est beau encore, profond et sur pour les vaisseaux. On voit a l'une de ses pointes les restes d'un chateau fort qu'elle avoit autrefois, et qui est detruit.

[Footnote: Les notions que nous donne ici la Brocquiere sont interessantes pour la geographie. Elles prouvent que tous ces ports de Syrie, jadis si commercans et si fameux, aujourd'hui si degrades et si completement inutiles, etoient de son temps propres encore la plupart au commerce.]

Moi qui n'etois occupe que de mon grand voyage, j'employai mon sejour dans cette ville a prendre sur cet objet des renseignemens et j'ai m'adressai pour cela a un marchand Genois nomme Jacques Pervezin. Il me conseilla d'aller a Damas; m'a.s.sura que j'y trouverois des marchands Venitiens, Catalans, Florentins, Genois et autres, qui pourroient me guider par leurs conseils, et me donna meme, pour un de ses compatriotes appele Ottobon Escot, une lettre de recommendation.

Resolu de consulter Escot avant de rien entreprendre, je proposai a messire Sanson d'aller voir Damas, sans cependant lui rien dire de mon projet. Il accepta volontiers la proposition, et nous partimes, conduit par un moucre.

J'ai deja dit qu'en Syrie les moucres sont des gens dont le metier est de conduire les voyageurs et de leur louer des anes et des mulets.

Au sortir de Barut nous eumes a traverser de hautes montagnes jusqu'a une longue plaine appelee vallee de Noe, parce que Noe, dit-on, y bat.i.t son arche. La vallee a tout au plus une lieue de large; mais elle est agreable et fertile, arrosee par deux rivieres et peuplee d'Arabes.

Jusqu'a Damas on continue de voyager entre des montagnes au pied desquelles on trouve beaucoup de villages et de vign.o.bles. Mais je previens ceux qui, comme moi, auront a les traverser, de songer a se bien munir pour la nuit; car de ma vie je n'ai eu aussi froid. Cette excessive froidure a pour cause la chute de la rosee; et il en est ainsi par toute la Syrie. Plus la chaleur a ete grande pendant le jour, plus la rosee est abondante et la nuit froide.

II y a deux journees de Barut a Damas.

Par toute la Syrie les Mahometans ont etabli pour les chretiens une coutume particuliere qui ne leur permet point d'aller a cheval dans les villes.

Aucun d'eux, s'il est connu pour tel, ne l'oseroit, et en consequence notre moucre, avant d'entrer, nous fit mettre pied a terre, messire Sanson et moi.

A peine etions nous entres qu'une douzaine de Sarrasins s'approcha pour nous regarder. Je portois un grand chapeau de feutre, qui n'est point d'usage dans le pays. Un d'eux vint le frapper par dessous d'un coup de baton, et il me le jeta par terre. J'avoue que mon premier mouvement fut de lever le poing sur lui. Mais le moucre, se jetant entre nous deux, me poussa en arriere, et ce fut pour moi un vrai bonheur; car en un instant trente ou quarante autres personnes accoururent, et, si j'avois frappe, je ne sais ce que nous serions devenus.

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